[ Rapports d'activité / 1995-97 / 1997-99 / 2000-02 / 2002-04 / 2004-06 ]

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Rapport d’activité

pour la période

Juin 2000- Juin 2002




ANALYSE, MODELISATION


ET SIMULATION EN ONDELETTES


DES ECOULEMENTS TURBULENTS




Marie Farge

LMD, ENS, Paris

DR2, section 10, SPI




Les nombres de Reynolds rencontrés dans les écoulements turbulents atmosphériques sont de l'ordre de Re=109 à 1012. Les méthodes classiques (différences finies, éléments finis, méthodes spectrales) de résolution directe des équations de Navier-Stokes nécessitent de calculer un nombre de degrés de liberté qui varie, en dimension deux comme Re et en dimension trois comme Re9/4. Ceci rend la simulation numérique directe (DNS) inaccessible pour la gamme de nombres de Reynolds rencontrés en météorologie, ceci aussi bien avec les ordinateurs vectoriels qu'avec les calculateurs parallèles, actuels ou prévus. Ainsi la simulation numérique directe ne permet-elle à ce jour d’étudier que des écoulements turbulents à faible nombre de Reynolds. Pour simuler l'évolution des écoulements atmosphériques, qui correspondent à des nombres de Reynolds très supérieurs aux possibilités des DNS actuelles, nous devons donc mettre au point des modèles de turbulence, que nous validons à l'aide de DNS calculées pour des nombres de Reynolds beaucoup plus faibles.


Les modèles de turbulence classiques sont basés sur les équations de Reynolds qui décrivent l'évolution des quantités moyennes. Elles contiennent le tenseur de Reynolds, qui dépend quant à lui des valeurs fluctuantes, et doit être paramétrisé par un modèle de fermeture. Dans la pratique on suppose une séparation entre des quantités moyennes décrivant les comportements à grande échelle et des quantités fluctuantes correspondant aux comportements à petite échelle, ce qui est le cas en particulier pour les méthodes RANS (Reynolds Averaged Navier-Stokes) instationnaire, LES (Large Eddy Simulation) et Galerkin non linéaire. Les variables à grande échelle sont calculées explicitement, tandis-que les variables aux échelles sous-maille non résolues sont modélisées par une paramétrisation ad hoc.


La justification de cette façon de modéliser la turbulence repose sur deux hypothèses:

- l'existence d'un trou spectral séparant la dynamique à grande échelle de celle à petite échelle (celle-ci étant supposée suffisamment ergodique pour être paramétrisée par des modèles stochastiques),

- l'existence d'une cascade directe, d'énergie en dimension trois ou d'enstrophie en dimension deux, allant des grandes vers les petites échelles.

Cependant, il a été mis en évidence depuis plusieurs années que:

- ce trou spectral n'existe, ni dans les champs turbulents mesurés, ni dans ceux calculés par simulation numérique directe,

- lorsque l'on considère un écoulement turbulent réalisation par réalisation (comme c'est le cas quand on calcule numériquement son évolution) et non plus en moyenne d'ensemble (comme c'est le cas avec la théorie statistique classique), il y a une forte proportion de régions de l'écoulement qui subissent des transferts inverses (`back-scattering') allant des petites vers les grandes échelles.


Les méthodes d'analyse en ondelettes continues et orthogonales que j’ai développées au LMD depuis 1987, et qui constituent les premières applications des ondelettes en mécanique des fluides sur le plan international, ont montré qu'en fait la séparation dynamique ne se fait pas entre structures à grande échelle et structures à petite échelle, mais entre structures cohérentes et écoulement résiduel incohérent. Ces deux types d'écoulements, orthogonaux entre eux, sont excités à toutes les échelles de la zone inertielle et seules leurs pentes spectrales et leurs distributions de probabilité diffèrent.


A l'aide de filtrages effectués dans une base des paquets d'ondelettes, j’ai mis-en-évidence, ceci en collaboration avec Nicholas Kevlahan qui effectuait son post-doc avec moi, le fait que, sous l'effet de la déformation imposée par les structures cohérentes, l'écoulement résiduel ne peut donner lieu à une cascade inverse avec formation de nouvelles structures cohérentes. Ainsi, quand à l'aide du filtrage en paquets d'ondelettes on supprime les structures cohérentes, voit-on alors apparaître de nouvelles structures cohérentes. Ce mécanisme est par contre inhibé dès que l'on remet les structures cohérentes initialement enlevées. Cette observation nous a conduit à proposer une nouvelle méthode de simulation numérique des écoulements turbulents appelée CVS (Coherent Vortex Simulation), que nous avons développée en collaboration avec Kai Schneider (Institut de Génie Chimique, Université de Karlsruhe, Allemagne). La méthode CVS calcule la dynamique des structures cohérentes dans une base d'ondelettes, qui est adaptée à chaque pas de temps de telle sorte que les régions de gradient fort sont résolues, tandis-que l'écoulement résiduel est paramétrisé sous la forme d'un bruit blanc Gaussien. Nous avons appliqué cette méthode pour prédire l’évolution d'une couche de mélange bidimensionnelle se développant en temps. Nous avons montré que l'on obtient avec la methode CVS la même qualité d'approximation de la solution qu'avec une méthode spectrale, mais en retenant 16 fois moins de modes (ceci en résolution 2562, sachnat qu’à plus haute résolution le taux de compression sera encore meilleur).


J’ai également développé, en collaboration avec Kai Schneider, une nouvelle technique de forçage pour les écoulements turbulents bidimensionnels pour laquelle l'excitation se fait de façon inhomogène, en injectant l'enstrophie directement dans les structures cohérentes et non plus en modes de Fourier, ce qui tend à homogénéiser artificiellement la dynamique. Cette méthode permet ainsi de simuler le fait que la vorticité est produite dans les couches limites et non de façon homogène en tous points de l'écoulement. Nous avons montré que ce type de forçage en ondelettes évite les fluctuations temporelles de l'énergie totale que l'on observe pour le forçage en modes de Fourier.


Nous avons ensuite mis au point un filtre non linéaire, défini en base d'ondelettes et appelé filtre CVS, qui permet d'extraire les structures cohérentes dans les écoulements turbulents. Celui-ci est basé sur un seuillage effectué à partir des coefficients d'ondelettes du champ de vorticité. Nous avons montré à titre d'exemple que, pour un écoulement bidimensionnel calculé à la résolution 2562, il suffit de ne retenir que 0.7 % des modes pour extraire toutes les structures cohérentes, qui représentent 99 % de l'énergie et 94 % de l'enstrophie totales. Nous l'avons appliquée pour étudier plusieurs types d'écoulements turbulents tridimensionnels, en généralisant le filtre CVS pour traiter également les champs vectoriels. Nous avons montré qu’il extrait bien les tubes de vorticité, en ne retenant que 3 % des modes (pour une résolution 2563) qui confinent 99 % de l'énergie. L'écoulement residuel restant (soit 97 % des modes) est incohérent, décorrelé et a une PDF Gaussienne, ce qui indique qu'il est bien thermalisé et que l'on peut donc le modéliser par une diffusion turbulente. Nous avons ensuite appliqué la méthode CVS pour étudier une couche de mélange tridimensionnelle en régime turbulent pleinement développé calculée à la resolution 512 256 128. Nous avons obtenu les mêmes taux de compression et avons extrait les tubes de vorticité cohérents avec autant d'efficacité, aussi bien dans le cas forcé que dans celui non forcé.


Nous étudions également le rôle des structures cohérentes sur l'advection de champs de scalaires passifs et réactifs (pour différents types de réactionschimiques), et sur l'advection de particules dans les écoulements turbulents bidimensionnels. Nous avons montré que l'essentiel du transport provient des structures cohérentes représentées avec seulement 0.7 % modes pour une résolution 2562. Nous avons prouvé qu'elles sont responsables de la diffusion anormale et gouvernent le taux de réaction chimique et le transport des particules. L'écoulement résiduel donne lieu à une diffusion classique en t1/2, ne contribue pas au taux de réaction chimique ni au transport des particules, sinon sous forme d'une perturbation par un bruit Gaussien.


Pour finir nous avons étudié les propriétés d'alignement entre les gradients de vorticité et la direction principale du second vecteur propre du tenseur de taux de déformation, qui correspond à la direction de compression. Nous avons montré que la partie cohérente de l'écoulement a les mêmes propriétés d'alignement que l'écoulement total, ce qui n'est plus le cas de l'écoulement résiduel incohérent. Nous avons également mis en évidence le fait que la rotation inhibe les propriétés d'alignement des écoulements barotropes.


En conclusion, nous développé une nouvelle approche statistique pour étudier les écoulements turbulents pleinement développés. Celle-ci n'est plus basée sur les moyennes d'ensemble proposées par la théorie statistique classique, mais sur des moyennes conditionnelles séparant la statistique des structures cohérentes de celle de l'écoulement résiduel incohérent. Les représentations en ondelettes et en paquets d'ondelettes sont utilisées pour calculer ces nouvelles moyennes conditionnelles, car elles sauvegardent l'information spatiale et les propriétés de régularité locale des écoulements, ce qui n'est pas possible par contre avec la représentation en modes, pour laquelle cette information est inaccessible car mélangée entre tous les modes de Fourier. Depuis 15 ans nous avons centré notre recherche sur les représentations en ondelettes et en paquets d'ondelettes pour analyser, modéliser et calculer l'évolution des écoulements turbulents pleinement développés. Ces méthodes s'appliquent plus généralement à tout type de phénomènes intermittents, de nature scalaire ou vectorielle, quelque soit leur dimension.


Ces travaux ont été effectués en collaboration avec les étudiants suivants:


Alexandre Azzalini, thésard, mécanique, Université Paris VI,

Giulio Pellegrino, thésard, mécanique, Université de Provence,

Jorg Ziuber, thésard, génie chimique, Université de Karlsruhe,

Carsten Beta, diplomand, génie chimique, Université de Karlsruhe,

Thorben Kotzbacher, diplomand, mécanique, Université de Berlin.